Les Lettres Persanes fait partie de ces livres phares des programmes scolaires parce que «Montesquieu c’est important». C’est annonciateur de L’Esprit des Lois, fondation-de-notre-république-moderne tout ça. L’Esprit des Lois étant le livre de chevet de vrais modèles de probité politique comme Alain Juppé, ça en dit long sur la puissance de la plume.
Comme son nom l’indique, les Lettres Persanes est un roman épistolaire, on suit donc Usbek et Rica, deux Persans en goguette à travers l’Europe (surtout Paris et Venise), qui écrivent pour disserter sur les différences entre les sociétés, les religions, se donner des nouvelles et gérer leur harem à distance.
Comme vous avez du l’entendre en cours de français, Montesquieu utilise le masque d’une Perse de pacotille (c’est un bon gros mashup avec la Turquie quand même) pour de se moquer de la France de l’époque. En celà j’étais un peu dépaysé car on parle bien de la Régence, avec notamment beaucoup de références au système de Law, et peu de mon pote Louis XV. En utilisant le masque de l’Islam, Montesquieu critique les religions, et tout le monde en prend pour son grade. J’ai bien conscience que vu la censure de l’époque c’est déjà pas mal, mais entre Molière pour le plus connu et l’abbé Meslier pour le plus underground, honnêtement ce n’est pas la première fois qu’on satirisait du cureton et je suis un peu resté sur ma faim.
D’un point de vue strictement «technique du roman», on est loin de la virtuosité des Liaisons dangereuses de Laclos. Globalement j’ai trouvé ces Lettres plutôt longuettes, entre grosses digressions sur des fables pas très fines et interrogations philosophiques qui sentent un peu le réchauffé pour l’homme du XXIe siècle. La fin du roman est autrement plus captivante car le rythme s’accélère avec des missives plus courtes, plus nerveuses, plus violentes. Les problèmes d’autorité pour maintenir l’ordre au harem empirent et s’achèvent sur une véritable apocalypse domestique. Ici pas de descriptions crues dont se serait réjouit un Sade, mais une sobriété qui permet quand même au lecteur moderne d’imaginer un bain de sang tarantino-hongkongesque entre eunuques sabres au clair et mort de courtisanes à la chaîne.
Ce qui m’a le plus touché est le côté Les Caractères de La Bruyère: l’analyse lucide des travers du genre humain, des comportements de toutes catégories de personnes, que ce soit les vieux, les femmes ou les bavards. C’est à la fois une exemple fascinant pour analyser des sociétés passées mais aussi voir les constantes, les portraits toujours valables à notre époque.
Ce billet clôt ma participation aux Défi XVIIIe, qui consistait à rédiger 5 articles ayant pour thème le XVIIIe siècle avant la fin 2011. Vous avez eu droit à des travestis japonais virtuoses de la guitare électrique, deux mini-séries anglaises, du GN international et ce bon gros classique bien de chez nous. Le prochain défi sera 100% littéraire, mais que les allergiques aux chemises à jabots se rassurent, on fera dans le contemporain plus accessible. En attendant de rencontrer ces nouveaux maîtres, je vous quitte donc avec l’homme d’esprit.
Lettre 145
Usbek à***.
Un homme d’esprit est ordinairement difficile dans les sociétés; il choisit peu de personnes; il s’ennuie avec tout ce grand nombre de gens qu’il lui plaît appeler mauvaise compagnie; il est impossible qu’il ne fasse un peu sentir son dégoût: autant d’ennemis. Sûr de plaire quand il voudra, il néglige très souvent de le faire.
Il est porté à la critique, parce qu’il voit plus de choses qu’un autre et les sent mieux. Il ruine presque toujours sa fortune, parce que son esprit lui fournit pour cela un plus grande nombre de moyens. Il échoue dans ses entreprises, parce qu’il hasarde beaucoup. Sa vue, qui se porte toujours loin, lui fait voir des objets qui sont à de trop grandes distances. Sans compter que, dans la naissance d’un projet, il est moins frappé des difficultés, qui viennent de la chose, que des remèdes qui sont de lui, et qu’il tire de son propre fonds. Il néglige les menus détails, dont dépend cependant la réussite de presque toutes les grandes affaires.
L’homme médiocre, au contraire, cherche à tirer parti de tout: il sent bien qu’il n’a rien à perdre en négligences. L’approbation universelle est plus ordinairement pour l’homme médiocre. On est charmé de donner à celui-ci, on est enchanté d’ôter à celui-là. Pendant que l’envie fond sur l’un, et qu’on ne lui pardonne rien, on supplée tout en faveur de l’autre: la vanité se déclare pour lui.
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